Manque d’amour pour les riches en France ?
Les riches n’ont pas trouvé de meilleure façon de se faire détester des pauvres que de leur ressembler ! C’est cette (apparente) similitude de goûts, de pratiques, de désirs, que les défavorisés ne pardonnent pas aux nantis de la vie ! La fracture sociale, diagnostiquée jadis par Jacques Chirac, est malheureusement plus que jamais d’actualité, malgré les cautères que les hommes politiques s’ingénient à appliquer au corps social.
Genèse de l’ uniformisation des goûts
Mais avant d’analyser ce curieux et paradoxal phénomène d’aversion, essayons de cerner rapidement les causes qui ont amené riches et pauvres à nourrir les mêmes rêves. Tout découle de l’égalisation des conditions initiée par la démocratisation. Non pas égalisation des revenus, mais celle des statuts individuels, née de la fin de la société d’ordres et de privilège à partir de la Révolution. En effet la démocratisation politique et sociétale entraîna dans la foulée l’unification des mœurs et les goûts.
Cette modification s’opéra progressivement. La bourgeoisie du XIX e siècle restait encore fascinée par la noblesse d’Ancien Régime. Dans de nombreux domaines, elle désirait copier la vieille aristocratie. Cependant, au fur et à mesure que l’égalisation des conditions gagnait du terrain, le prestige des anciens modes de vie déclinait. Non pas que les inégalités décrussent.
Mais celles-ci n’étant plus liées à la répartition du corps social en ordres que la culture aristocratique considérait comme « naturelle », les disparités de fortune découlaient désormais d’une course frénétique à l’accaparement (que l’on songe à la curée consécutive à la vente des biens nationaux après la Révolution), mais aussi à l’entreprenariat, où la fortune était censée sourire indifféremment à toutes les classes sociales (enfin, en théorie), pourvu que l’on fût prêt à respecter les formes du droit bourgeois.
Une émission de télé-réalité plutôt qu’un concert de musique classique
Changement de décor au XXI ème siècle, avec l’avènement de la postmodernité. Aujourd’hui, les très riches, dans leur grande majorité, se passionnent pour les mêmes émissions de télé que le commun des mortels. On a même vu un ancien monarque républicain de la Cinquième avouer n’avoir d’autre ambition, après sa défaite, que de « faire de la monnaie ». Les hommes de pouvoir et de richesse ne se signalent plus par aucun signe distinctif qui les différencierait des pauvres et de la classe moyenne. Les nouveaux riches n’éprouvent que peu d’attraits pour la culture, la musique classique, les livres. Ils pensent davantage à s’offrir un club de foot, ou bien à placer leur compagne comme animatrice d’une émission de télé-réalité, plutôt qu’à cultiver une excellence du goût. Leur univers mental est en tout semblable à ceux des travailleurs pauvres sur lesquels ils règnent financièrement.

Un phénomène déjà présent dans la Rome antique
Déjà l’empire romain, au moment où il entama sa lente décadence, offrait le spectacle d’une uniformisation similaire du goût entre plébéiens et aristocratie patricienne. Pendant longtemps la force de Rome avait résidé dans la vertu civique. Cette vertu irriguait tout le corps social. Elle poussait l’élite à se sentir solidaire de la masse du peuple. En retour ce dernier était prêt à sacrifier certains de ses intérêts pour l’empire. L’empire devait sa force à la virtus (le courage à accomplir son devoir au service de la collectivité) et à lafides (la loyauté et le respect de la parole donnée).
Tout bascule avec l’antiquité tardive, plus précisément à partir de la fin de la dynastie des Antonins (an 192 de notre ère). Les ploutocrates ne pensent plus maintenant qu’à leurs ambitions, et les généraux qu’à renverser l’empereur. Toute décence disparaît dans le comportement de l’oligarchie. Avant, les riches distribuaient des sommes énormes au peuple afin de garantir l’équilibre social, et préserver de la sorte la stabilité de la société. Désormais, les marques extérieures de richesse s’étalent aux yeux de tous. Et avec elles, le mauvais goût. Qu’il paraît loin le sens de la civitas, le temps où les patriciens, loin d’étaler sans complexe leur réussite, briguaient encore les honneurs de la cité !
L’argent, dernière idole disponible
Certes, la société romaine avait toujours été inégalitaire, surtout après la disparition de la République. Cependant, le peuple ne méprisait pas les élites. Ces dernières continuaient à sacrifier aux dieux, à la religion civique. Mais dès lors que les nouveaux comportements des riches, qui ne pensent plus qu’à parader, scandalisent la classe populaire, l’unité de l’empire est gravement menacé. L’élite ne se sent plus de destin commun avec la plèbe, qu’elle abandonne à son sort, tout en cultivant les mêmes goûts qu’elle. Là est le paradoxe : c’est au moment précis où leurs désirs semblent les plus proches, se télescopent, que se produit l’éloignement réciproque entre classes sociales !
L’ indifférence de certains riches pour les pauvres, et pour le bien commun en général, est d’autant plus douloureuse que la vulgarité des premiers ne se contraint plus. Aucune retenue, aucune inhibition n’est désormais de mise. N’assiste-t-on à un phénomène semblable dans nos sociétés, où la richesse semble posséder une valeur en elle-même, indépendamment de ce que l’on en fait ? Où le mauvais goût est excusé, pourvu qu’il émane d’une personne qui a « réussi » ? Tel est le symptôme de la phase terminale du nihilisme postmoderne, pour lequel l’argent est la dernière idole disponible sur le marché, avec le fanatisme religieux, en lieu et place des idéologies de jadis?
Adieu pudeur et retenue !
Selon certains, la seule excuse des riches serait qu’ils vivent décemment. Les pauvres s’efforcent bien, eux, de le faire – et il leur en coûte souvent ! Bien des puissants décomplexés, qui pourraient y parvenir sans trop de peine, rechignent de leur côté à le faire. C’est cette attitude que les déshérités pardonnent le moins à ceux qui ne savent plus comment dépenser leur fortune. Circonstance aggravante : les pauvres constatent que les riches, exception faite de l’épaisseur de leurs comptes en banque, ne les font plus rêver. Ils partagent avec eux les mêmes rêves, le même imaginaire. Aucune « distinction » n’existe plus entre les classes, hormis celle du portefeuille ! Un milliardaire pourra venir se rouler par terre dans une émission de trash-télé. Il estimera de la sorte avoir honoré la chaîne, le média, de sa seule présence. Le peuple ne l’en méprisera que davantage.
Au fond, les riches ne savent plus se faire aimer parce qu’ils estiment à tort que leur richesse ne les oblige à rien. Comme tout un chacun, ils pensent « avoir des droits ». Selon eux, le premier d’entre eux est le droit à s’exhiber, sans honte ni retenue. Et le second droit, qui lui est semblable : le droit à être « reconnu » comme tout un chacun. Sans que l’on sache très bien pour quel motif… Mais l’argent n’est-il pas censé suppléer à tout … ?
Des valeurs très relatives
Dans une société individualiste, où tout le monde lutte pour obtenir des « droits à », les notions d’honneur, de décence, de dignité, sont très relatives. Si je m’avise que je n’entame en rien ma dignité en urinant, pour faire le buzz et accéder à la notoriété, au cours d’une émission de télévision, dont ma force de frappe financière m’a ouvert les portes, qui décidera du contraire ? Selon quel critère moral pourra-t-on juger indigne ma conduite ?
Pareil comportement était prohibé jadis. Mais uriner devant les caméras ne pourrait-il pas devenir un nouveau « droit » ? A condition ne pas le faire sur la robe de la présentatrice de l’émission, auquel cas celle-ci serait en mesure, à son tour, de faire valoir le sien de ne pas devenir le réceptacle du jet d’urine de son invité, et éventuellement de porter plainte contre le Crésus désinhibé …

Attention aux caricatures !
Ce décalage entre la pudeur, la vertu de retenue, que le peuple a chevillé au corps, et la culture de l’excès, de la démesure, qu’il constate chez les nouveaux riches, explique en partie l’incapacité de la nouvelle classe des possédants de se faire apprécier.
Le peuple, subodorant que l’élite cherche à lui ressembler, alors qu’elle ne fait que caricaturer le mauvais goût qu’elle pense lui être consubstantiel, se détourne d’elle avec plus d’empressement qu’il ne le ferait en cas d’ oppression. Pourquoi ? A l’impuissance qu’il constate chez elle à le faire rêver avec de grandes choses, cette élite décomplexée ajoute le mépris des classes laborieuses, qu’elle n’imagine pas autrement que comme un agrégat d’individus mus par des désirs grossiers.
Envie et indifférenciation
Si encore il n’était question que de mépris réciproque ! Malheureusement, les mauvaises passions ne s’arrêtent pas là. L’absence de retenue, de pudeur, chez certaines élites, exaspère le vice de l’envie chez ceux qui les observent de leurs pavillons de banlieue, où ils peinent à boucler leurs fins du moins. L’égalisation des conditions (de statut, précisons-le encore une fois), rend toute différence encore plus insupportable. Les recalés de la mondialisation auront plus de mal à pardonner à leurs semblables de s’être élevés, s’ils constatent que ces derniers font fi de toute dignité, sacrifiant au bling-bling et à la vulgarité tapageuse. Le peuple estime cette différence de destin encore plus injuste si aucune distinction dans le comportement ne vient étayer la disparité des revenus.
L’indifférenciation de nos sociétés démocratiques rend toute supériorité qui ne se soutient pas par le bon goût et le mérite, terriblement vulnérable à l’envie et au dénigrement. Dans ces conditions, ne nous étonnons pas que les élites, à la richesse ostentatoire et vulgaire, ne soient pas en odeur de sainteté auprès des classes populaires et moyennes. Ces dernières pensent qu’on leur tend un miroir déformant et insultant. Sur la différence de condition matérielle, se greffe la conviction d’un manque de considération de la part des nantis. Les classes populaires se sentent (à tort ou à raison) méprisées à la fois dans leurs existences concrètes, mais aussi au sujet de ce que les élites pensent d’elles et de leurs attentes.
De malentendus en désirs déçus, la confiance s’effrite, le fossé se creuse entre oligarques et citoyens ordinaires. Si bien que l’affichage du mauvais goût et de l’indécence ne relève pas seulement de l’esthétique ou de la simple morale, mais aussi d’une problématique politique. D’autant plus que l’indifférenciation sociétale et culturelle aiguillonne, en plus de l’envie, la compétition de tous avec tous. Perspective d’autant plus redoutable qu’à cette uniformisation s’ajoute l’absence de toute verticalité susceptible de dissuader les mauvais penchants de se donner libre cours.
Fragilité du « vivre ensemble »
A l’heure où les pouvoirs public ne savent plus quoi inventer pour inciter au « vivre ensemble », où le relativisme des « valeurs », l’explosion des demandes de «droits à», jointes à un individualisme exacerbé, rendent le partage d’un monde commun par les membres de nos sociétés, très problématique, il serait judicieux, de la part des plus fortunés de nos concitoyens, de ne pas jeter de l’huile sur le feu avec des comportements irresponsables, de sorte à ne pas attiser davantage les tendances centrifuges qui travaillent le corps social.
Avoir fait fortune par la grâce d’une mondialisation débridée, n’exonère en rien les nouvelles élites de leurs devoirs envers leur pays et la communauté politique à laquelle elles sont redevables, pour une grande part, de ce qu’elles ont acquis. Peut-être le sentiment de gratitude deviendra-t-il, dans les années à venir, le dernier rempart contre la barbarie économique et culturelle qui vient.
Retrouvez les articles de Jean-Michel Castaing
Discussion à propos de ce post