Métropoles contre territoires
On connaissait l’opposition entre mondialisme et souverainisme, progressisme et conservatisme, fédéralisme européen et Europe des nations. Récemment est apparu un nouveau couple conflictuel : celui des métropoles et des territoires (ou de la province).
L’élection de Macron comme révélateur
Comment un tel antagonisme a-t-il surgi sur la scène politique ? Bien qu’il vienne de plus loin, le phénomène a pris de l’ampleur depuis l’élection d’Emmanuel Macron, qui lui a servi de tremplin dans l’opinion publique. Le nouveau Président a été mal élu, en raison notamment d’un fort taux d’abstention. Surtout, les analystes ont noté que c’étaient les grandes villes qui avaient voté pour lui. Autrement dit, Macron a été porté au pouvoir par les gagnants de la mondialisation. Il n’en fallait pas davantage pour que sur l’antagonisme entre progressisme et conservatisme vienne se greffer celui entre métropoles ultra-connectées et territoires en déshérence.
La baisse des dotations aux communes, initiée lors du précédent quinquennat, avait déjà fait tiquer. L’étiquette de « président des riches », qui colle à la peau d’Emmanuel Macron, n’a pas arrangé les choses, en exacerbant et validant cette nouvelle déclinaison du mal-être français.
L’illusion de l’économisme
Indépendamment de l’effort financier qui a été demandé aux communes afin de maîtriser leurs dépenses de fonctionnement, c’est l’impression, indiscernable quoiqu’entêtante, d’être tenus pour quantité négligeable par les élites, qui hérisse le poil de certains habitants des « territoires ». Ces provinciaux ont le sentiment, fondé ou non, que les responsables d’aujourd’hui ne décident plus qu’en fonction de critères économiques. Comme si le gouvernement des choses primait sur celui des hommes. Les territoires éprouvent la désagréable sensation que les arbitrages sont rendus la plupart du temps à leur désavantage pour la seule raison qu’ils ne seraient pas « mondialo-compatibles ». Les collectivité territoriales seraient trop « enclavées » pour pouvoir bénéficier pleinement du bain de jouvence de la globalisation des échanges. Justifié ou non, tel est le « ressenti » de beaucoup de ruraux et d’ habitants des villes moyennes, qui explique que Marine Le Pen y devançait Macron au premier tour de la présidentielle. Les villages et les petites villes ne sont pas loin de croire qu’ils ont été biffés d’un trait de plume par des technocrates qui ne raisonnent plus que par chiffres – les hommes ne représentant que des variables d’ajustement dans le grand mécano de la mondialisation marchande.
Elites hors-sol
Les griefs que les territoires adressent aux décisionnaires qui tranchent depuis leur siège sis dans les mégapoles, ne concernent seulement l’aspect économique de la « gouvernance », terme abstrait qui dit mieux que toute autre périphrase, le caractère ultra-rationnel, impersonnel, an-historique, et « managérial », de ce que l’on tient désormais, dans les sphères du pouvoir », pour le nec plus ultra du gouvernement des hommes. Ce qui rebute profondément les territoires, c’est de ne plus être considérés que comme des réserves folklorisées, des potentiels touristiques, incapables de se raccrocher aux wagons de la mondialisation. Impression fondée ?
Toujours est-il qu’ils sont nombreux à croire que nos élites se baladent dans leur propre pays en simples touristiques, rétives à revendiquer une quelconque attache à une province précise. Ce cliché trouve malheureusement une confirmation dans le fait que la République en Marche, le parti au pouvoir (ou plutôt le « mouvement », ici comme ailleurs le « bougisme » ayant force de loi), possède un ancrage local très maigre (ce qui tient à sa naissance de fraîche date).
Les territoires, burinés d’histoire et de culture, ont le sentiment d’être sacrifiés sur l’autel de la globalisation par des décideurs nomades, indifférents à leurs contributions passées et présentes à la richesse de notre pays, que celle-ci soit matérielle ou immatérielle.
Préjugés contre préjugés
Assistons-nous à la recrudescence de préjugés entre rats des villes et rats des champs ? Est-il vrai que les territoires voient les métropoles comme des pompes aspirantes qui les vident de leurs diplômés, en les regardant de surcroît de haut comme des enclaves enkystées dans leur peur du changement ? De leurs côté, les grandes villes dépeignent-elles les provinces comme des viviers où puiser des hommes et des femmes afin de les initier au « changement », les avertir que l’emploi à vie, c’est fini, qu’ils devront désormais changer plusieurs fois de parcours professionnel au cours de leur existence – un peu comme Napoléon affirmant que « l’Ariège fournit des hommes et du fer » ? Les uns désirent mettre le pied à l’étrier du village global, des populations suspectées d’être encore trop attachées à leurs territoires. Les autres se défient de technocrates qui ne connaissaient la France que d’après des graphiques, des courbes, sans aucune empathie historique ou charnelle.
L’opposition ainsi résumée grossit peut-être le trait. On aurait tort cependant de traiter par dessus la jambe la crise dont ces clichés constituent un symptôme. Ceux-ci nous révèlent l’exaspération d’un antagonisme que l’on croyait avoir laissé derrière nous par la grâce des nouvelles technologies qui allaient « ouvrir au monde » les derniers récalcitrants. Las ! Le moribond de province bouge encore !
Le poids de l’histoire
Comment expliquer cette survivance ? Les territoires ont peur d’être court-cuités par la préoccupation européenne des élites. Celles-ci sont suspectées de vouloir s’affranchir de la volonté populaire en noyant le poisson dans le grand magma technocratique de Bruxelles. Les provinciaux sont-ils traités comme d’incorrigibles retardataires de l’histoire ? Les médias distillent-ils une histoire réécrite par les « bienheureux » du mouvement perpétuel de la mondialisation, tandis que les territoires resteraient engoncés dans leur moeurs et leurs traditions d’un autre âge ? Nos élites auraient tort de sous-estimer ce sentiment diffus de relégation. Un peuple n’est pas seulement un agrégat de volontés individuelles – de même qu’une communauté politique ne se forge pas seulement par la médiation d’un contrat et de simples règles de droit.
Le danger de cette cassure métropoles-territoires réside dans l’oubli par les premières qu’un peuple est soudé d’abord par des moeurs et une histoire charnelle commune, avant de l’être par des lois ou des intérêts économiques. A trop oublier cette invariant anthropologique de la science politique, les nouvelles têtes issues de la société civile qu’a fait émerger le macronisme, ont toutes les chances d’échouer à juguler les extrémismes – promesse que le candidat Macron tenait pour fondamentale à la réussite de son quinquennat.
Insécurité culturelle
La question n’est pas de savoir si le sentiment des territoires d’être méprisés est fondé. Le fait que des hommes le ressentent est déjà une donnée politique. Et comme je le soulignais plus haut, cela ne tient pas uniquement à la dévitalisation économique de plusieurs espaces régionaux. Les métropoles ont tout intérêt à ne pas sous-estimer l’insécurité culturelle que beaucoup de nos concitoyens mettent en avant comme motif de leurs votes. Si certains Français ne se reconnaissent plus dans une partie de leurs élites, cela ne tient pas à un différentiel de niveau culturel ou d’instruction entre les uns et les autres, mais à ce que les premiers tiennent à la survivance de ce qui n’apparaît plus aux secondes que comme un mode de vie dépassé par leur cosmopolitisme « ouvert », comme une « crispation » d’un autre âge dont l’eldorado numérique doit faire sauter les verrous. Si cette problématique devait être cachée sous le tapis, il est à prévoir qu’elle ne ressurgisse bientôt sous une forme moins plaisante que la tournure qu’elle a prise jusqu’à maintenant.
Appelés à collaborer
Métropoles et territoires sont appelés à collaborer. Cette synergie sera d’autant plus opérante et profitable à la France que les idées reçues à leur sujet, les clichés en miroir qui entretiennent le malentendu entre eux, ne l’obéreront pas. Dans la réalité, les métropoles ne sont pas plus « ouvertes » au vide des hochets technologiques de la globalisation et de la fuite en avant des innovations sociétales, que les territoires ne sont « fermés » à l’innovation, crispés sur un passé fossilisé et arc-boutés sur leur folklore obsidional.
Surtout, il n’y a pas de raisons pour que la ruralité ne participe pas à la création d’emplois et à la résorption du chômage. Les territoires ne sont pas avares de talents. L’économie numérique ne pourrait-elle pas contribuer à fixer les actifs sur les zones en voie de dépeuplement ? Il n’existe pas de fatalité à ce qu’un divorce durable s’installe entre la modernité et les territoires, ni à ce que nos hommes politiques restent sourds aux inquiétudes manifestées par nos concitoyens auxquels la mondialisation n’a pas montré son visage le plus avenant.
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