Déboulonner les statues de la patrie ne nous rendra pas meilleurs.
Se poser en redresseur de torts dans tous les domaines de la vie (parité réglementée entre les sexes, intrusion dans la vie domestique, rapports entre les cultures, laïcité pointilleuse) ne suffit pas à notre époque : il faut encore que sa pulsion justicière se mêle du passé historique, et rende des verdicts sans appel au sujet des hommes de jadis. C’est ainsi qu’il a été question à Charlottesville, aux USA, de déboulonner la statue du général Lee, chef des confédérés durant la guerre de Sécession.
En France, la grande figure de Colbert est sur la sellette. Le ministre de Louis XIV est accusé d’avoir rédigé le Code noir réglementant l’esclavage. Bien sûr, tout le monde se réjouit de l’abolition de celui-ci. Toutefois, ce n’est pas une raison pour dénier la dette que nous avons envers nos illustres devanciers.
Epuration anachronique
Cette épuration du passé est-elle légitime ? A-t-on le droit de se faire les procureurs des grands personnages historiques en utilisant des critères de jugement actuels ? N’est-ce pas tomber dans l’anachronisme, c’est-à-dire entretenir la confusion des époques, comme si la mentalité des hommes du Moyen-âge ou de la Renaissance, était la même que la nôtre ? A ce compte-là, Charlemagne est un génocideur en raison de ses expéditions en Saxe, Saint Louis, un précurseur de l’antisémitisme, Napoléon, un facho avant la lettre, etc. Qui ne voit que cette furie épuratrice passe complètement à côté du sujet ?
Sur la lancée, pourquoi ne pas faire de Thérèse de Lisieux la représentante honnie des clichés de genre parce qu’elle a vécu dans un couvent exclusivement féminin, de Jeanne d’Arc le symbole de la répression sexuelle parce qu’elle chassa les prostituées des expéditions militaires, de Jules Ferry l’archétype du raciste colonisateur ? L’Eglise n’est-elle pas sexiste et machiste, elle qui représente la même Thérèse de Lisieux avec des pétales de roses, alors que Saint Hubert porte sur lui tous les attributs virils du chasseur ? Pourquoi ne pas modifier leur iconographie, en faisant de la sainte carmélite une amazone intrépide, et du patron des chasseurs, un transgenre en tutu, distribuant à une foule énamourée les mêmes pétales de rose ?
Le radicalisme moral ignore les contextes historiques. Pour lui, tout est blanc ou noir.
Une lecture simplificatrice
Que se cache-t-il derrière ces accusations à répétition ? D’abord, une inintelligence des situations. Ce radicalisme moral ignore les contextes historiques. Pour lui, tout est blanc ou noir. Cette lecture, outre qu’elle soit grossièrement simplificatrice, passe complètement à côté de notre condition historique. Les hommes, qu’ils soient issus de classes sociales modestes, ou bien des décideurs ou des chefs d’Etat, sont toujours portés par la vision du monde qui est celle de leur temps. Et leurs moeurs, comme la conception de ce qui est permis ou défendu, sont elles aussi datées. Par exemple, accuser Rousseau d’homophobie n’a aucun sens.
Juger nos grands hommes d’après nos critères contemporains, c’est tomber dans l’anachronisme psychologique ou moral. La science historique n’a rien à gagner à ces démangeaisons de censure de Zorro de la onzième heure.
La tentation totalitaire de réécriture du passé
Cette épuration du passé s’inscrit également dans la volonté d’expurger les textes des passages politiquement incorrects, et plus généralement de réécrire notre histoire en la rendant parfaitement lisse, propre sur elle. C’est ici que l’on touche du doigt les velléités totalitaires de notre modernité tardive. En effet, seuls les régimes totalitaires ont projeté de remodeler l’histoire selon leurs vues idéologiques. Le soviétisme ne retenait de l’histoire que ce qui abondait dans le sens de sa conception de la lutte des classes. Tout ce qui contredisait son interprétation n’était pas enseigné. Pareillement, le national-socialisme mettait en exergue dans le passé ce qui était susceptible de corroborer ses thèses de lutte des races. Les événements qui les contredisaient, passaient eux aussi à la trappe.
N’est-ce pas une volonté similaire qui anime certains Fouquier-Tinville postmodernes, désireux de rendre la passé le plus lisse possible ? Cependant, l’histoire n’est pas une matière plastique, malléable à souhait, en fonction de ce que l’on veut lui faire dire. Respecter sa complexité, inscrire ses personnages dans leur contexte, c’est non seulement honorer la vérité, mais aussi éviter à nos contemporains les manipulations idéologiques. Le passé ne représente pas une matière qu’il serait possible de modifier en fonction de nos orientations politiques du moment.
Arrêtons de plaquer nos préoccupations sur l’histoire. Connaître cette dernière demande un effort de mise entre parenthèses de notre façon de penser, afin de rejoindre la mentalité qui était celle de nos lointains ancêtres. Réécrire leur épopée en fonction de nos préjugés, revient à se mettre en position de surplomb, comme si nous étions la divinité du Jugement denier ! Une telle attitude ne dénote pas seulement un manque avéré de modestie, mais aussi un sérieux déficit de rigueur intellectuelle et cognitive.
De quoi les déboulonneurs de statues sont-ils le signe ?
A cet anachronisme s’ajoute un autre travers de notre époque. L’égalitarisme qui règne dans les esprits s’accommode mal du culte des grands hommes. En déboulonnant les statues, le « dernier homme » (Nietzsche), tout à sa fièvre consumériste, fait taire sa conscience qui lui reproche sa fainéantise, son renoncement à se hisser au niveau des grands modèles du passé. Le nihilisme pousse à la roue afin de faire passer les grands hommes à la trappe, et refouler ainsi le Surmoi qu’ils incarnent dans les abysses de notre pensée. Et tout cela afin que le promeneur solitaire des galeries marchandes soit tout à ses petites satisfactions ! Vous désirez vous débarrasser des traces de vos ancêtres qui vous donnent mauvaise conscience ? Accusez-les d’islamophobie, d’homophobie, de machisme, de propagandistes des stéréotypes sexistes ! Comme si déboulonner les statues allait nous rendre meilleurs !
Cette épuration peut entretenir un temps l’illusion que nous sommes en progrès moral constant. Il est probable que cette entreprise a partie liée avec un certain narcissisme. Notre époque s’applaudit ainsi de penser si bien contre elle-même, du moins contre ses ancêtres, sur le dos desquels elle bat avantageusement sa coulpe. Belle hypocrisie en vérité, qui instrumentalise notre histoire dans le but de se bâtir une image flatteuse de soi ! Quel meilleur moyen en effet pour se sculpter une statue avantageuse, que de décrier, salir et finalement renverser celles des grands hommes qui nous ont précédés ? Piètre époque, qui a besoin d’enfoncer ses ascendants pour essayer de se grandir !Le dernier homme n’a-t-il pas d’autre honneur à briguer que celui de tirer contre son camp dans l’espoir de récolter des louanges pour son auto-critique, qui ne lui aura rien coûté, sinon de se désolidariser des siens ? Un amour de soi qui passe par la haine …de soi !
Le risque de délitement des liens sociaux
Ce ravalement artificiel de façade du passé peut servir une cause encore plus suspecte encore : celle du communautarisme. Expurger notre récit national des figures que l’on juge « incorrectes » est le nouveau viatique qu’ont trouvé les militants de la cause des minorités afin de faire progresser leur combat. Le passé ainsi instrumentalisé devient le vecteur de revendications d’un droit « à la différence » irresponsable et incendiaire. Ces falsificateurs de la mémoire nationale, qui font voeu d’éliminer les traces de la grandeur de la France, au prétexte que ses grands hommes étaient « racistes », se font de la sorte les agents du délitement des liens entre citoyens. Selon eux, tenir à nos grands hommes reviendrait à « se crisper » sur une identité « mythique » de la France. Ces thuriféraires de la diversité nourrissent moins de scrupules cependant à vanter les cultures et les identités des « indigènes de la République ».
A ces épurateurs, il ne suffit pas de réécrire les manuels scolaires. Ils désirent encore que la France fasse pénitence perpétuelle pour ses « crimes » du passé. Plus grave : derrière cette obstination à tirer des créances sur notre passé, se dissimule la volonté de refuser l’accès à l’assimilation aux nouveaux arrivants. Là réside l’aspect le plus inquiétant de cette réécriture en noir de notre passé : rendre la nationalité française la moins attrayante possible, dans le but de transformer les minorités en clients perpétuels de ces idéologues du ressentiment et de la dissension. On aurait tort de sous-estimer l’ effet délétère de cette idéologie sur notre avenir commun. La paix sociale passe par un amour partagé de la France et l’assimilation par tous d’un monde commun. Gare à ceux qui instillent la haine sur ce terrain, qui dressent les « tribus » les unes contre les autres, qui « racialisent » les problématiques socio-culturelles au nom d’un passé qu’ils réécrivent selon leur agenda militant !
Assurer la continuité historique
En déboulonnant les statues, nous courrons le risque de ne plus assurer la continuité historique. L’homme postmoderne, déjà enfermé dans le présent, avec ses hochets high-tech, sera rendu définitivement incapable de se situer dans une lignée généalogique. Ignorant sa provenance, aveugle au sujet de sa destination, il finira par devenir la proie de toutes les manipulations.
Si nous ne sommes plus fiers de nos grands hommes, alors il ne nous restera plus qu’à nous planter devant nos écrans (smart-phone ou télévision), en attendant que les extrémistes les plus déterminés nous enjoignent d’adopter leurs modèles historiques à eux, fussent-ils de moralité douteuse, voire de purs fanatiques à la solde d’une servitude parée d’atours chatoyants.
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