La solitude, grande cause nationale ?
Une si terrible solitude
D’où vient cette indéfinissable impression donnée par nos concitoyens de patauger dans le bourbier d’une abyssale solitude, de laquelle ils semblent incapables de s’extraire ? N’est-ce là qu’une sensation subjective, ou bien cette impression a-t-elle des fondements dans la réalité ? Si la seconde possibilité est la plus plausible, c’est que plusieurs causes se conjurent afin d’augmenter la solitude des individus dans nos sociétés soi-disant « avancées ».
Le déclin des socialisations intermédiaires
La première cause réside dans le règne de l’économie ultra-libérale de marché. Celle-ci n’ a pu asseoir son emprise idéologique qu’en faisant l’apologie de l’individu autonome, cette monade dont les choix a priori rationnels sont censés assurer le bon fonctionnement de la loi de l’offre et de la demande. Un individu autonome, mais ô combien ! esseulé. Une entité économique qui, en poursuivant ses intérêts, contribue involontairement au bien-être de tous : telle est la thèse, vitement esquissée, du libéralisme économique.
Pour Bernard Mandeville (1670-1733), il suffit de libérer l’égoïsme et la cupidité afin de se débarrasser de la misère. Selon lui, cette voie est beaucoup plus sûre que celle de la morale et de la religion ! Telle est la thèse de son livre le plus célèbre : La Fable des abeilles. On conviendra volontiers que cette apologie de l’égoïsme n’est pas propice à encourager l’ouverture gratuite aux autres. Heureusement, les Français n’en sont pas encore là !
Indépendamment de cette promotion initiale de l’homme isolé, il est une autre voie par laquelle la modernité tardive a exacerbé l’individualisme. Elle l’a fait en court-circuitant les socialisations intermédiaires entre l’individu et l’Etat : famille, syndicat, lieu de travail, école, associations, etc. L’homme s’est retrouvé ainsi seul face à l’Etat, qui tient le rôle, pour le citoyen qui a directement affaire à lui, à la fois d’un guichet (prestations), d’une assurance-vie, d’un protecteur, parfois d’un employeur. Etat omniscient, omnipotent, omniprésent.
Un individu indéterminé
Autre cause à cette solitude : un certain progressisme sociétal a conçu l’homme comme une pure indétermination. Nous serions des êtres sans identité, sans attaches ni racines. Notre liberté déciderait de tout. Pour cette idéologie, la simple évocation d’une nature humaine confine à l’hérésie. Il suffit que vous disiez que l’homme est ceci ou cela, ou bien qu’il ne s’accomplit parfaitement qu’en s’adonnant à telle ou telle pratique : vous voilà taxé aussitôt de conservatisme !
Dans cette vision du monde consacrant l’individu-roi, l’homme n’a ni patrie, ni religion, ni sexe. Il est une pure abstraction. La seule conviction que l’on possède à son sujet est qu’il a des « droits ». Il a « droit à ». L’idéologie, ou plutôt la religion de ces créances tirées à l’infini, prospère sur le tas de gravas de tous les anciens déterminants qui donnaient jadis aux personnes leur identité. Maintenant, vous n’êtes plus ni Français, ni protestant ou catholique, marseillais ou parisien, homme ou femme : vous êtes seul face à votre liberté et à l’ identité de votre choix. A vous de décider de votre être de A à Z ! A vous de vous bricoler votre constitution intérieure et extérieure ! Comme si nous pouvions en cette matière tout réinventer de zéro !
Cette indétermination a de fâcheuses conséquences relativement à la solitude. En effet, si vous n’êtes ni homme ni femme, ni Français ni Anglais, ni juif ni musulman, comment allez-vous vous inventer une nouvelle socialisation qui conjurerait votre délaissement ? Qui seront vos semblables avec qui aimerez vous rassembler ?
Le rôle dévastateur de la repentance
Le libéralisme économique n’est pas seul en cause dans ce vandalisme opéré sur nos propres personnes, cette table rase sans concession. Il faut y ajouter l’idéologie de la repentance. Nous autres, Européens, avons commis trop de crimes, nous dit-on : aussi devons-nous séance tenante tout recommencer à zéro, afin de reconquérir notre innocence. Il n’y a plus d’homme (de mâle, veux-je dire), de Français, de chrétien, de croyant en général : l’expiation des crimes de l’ancienne Europe serait à ce prix, au prix de cette arasement de toute identité, de toute détermination.
L’avènement de l’individu-roi se concrétise ainsi par la transformation de la nation en un agrégat de zombies qui ne possèdent plus d’histoire collective. Vous devez laisser tomber la culture de vos ancêtres afin de faire bon accueil à l’Autre. Sinon, vous n’êtes pas « ouvert ». L’hypermodernité, même si elle a laissé tomber la morale traditionnelle, est néanmoins experte en culpabilisation. Elle ne peut faire la promotion de l’individu soi-disant « autonome », qu’en exerçant sur lui un chantage à l’hospitalité. « Si tu tiens trop à ton identité, c’est que tu ne veux pas accueillir l’Autre. Donc, laisse au vestiaire tout ce qui te définit. » Voilà la logique à l’oeuvre de la repentance qui démultiplie l’effet d’isolement des individus.
Un être réduit à une simple abstraction
Votre pays d’origine n’est plus dès lors une patrie qui soude une communauté de destin : il est devenu une entité où s’appliquent les droits de l’humanité au bénéfice de chaque individu qui le compose. L’homme postmoderne n’a plus de racines, de communauté, de particularité. Il est une abstraction juridique. Quant à la politique, sa fonction se résume à être au service de cet individu-roi, en lui procurant toujours plus de droits et de protection.
Le juridisme éclipse toute la dimension charnelle et communautaire de l’homme, qui n’est plus attaché à un terroir, à un pays, à une culture et à des goûts particuliers. Quel démultiplicateur de solitude que cette réduction de l’individu à un être hors sol, privé de tout attache charnelle, historique, géographique et culturelle !
Une solitude aggravée par la privation de transcendance
Mais le plus grave dans cette promotion de l’individu auto-centré, seul et nu, c’est qu’en lui laissant miroiter une superbe autonomie, on l’a coupé de toute transcendance par laquelle il pourrait se dépasser, et s’extirper de sa solitude. On lui a même laissé croire que cette solitude était viable. Qui peut sérieusement prêter créance à pareille affirmation ?
L’homme ne peut vivre sans une transcendance plus grande que lui, qu’on l’appelle Dieu ou d’un tout autre nom. Il est fait pour l’infini. L’autonomie que ses nouveaux maîtres lui ont procurée n’est qu’un mensonge qui fausse la perception de son identité. En effet, nous ne sommes jamais auto-suffisants. De même, nous ne pouvons vivre sur le seul plan de l’horizontalité.
Consommer, et après ?
De plus, en redevant un simple « individu », l’homme a considérablement rabougri l’horizon du monde dans lequel il désire s’ébattre. Lui interdire l’accès à une transcendance, c’est le condamner à une vision étriquée et sordide de son avenir. Cet individu ne voit pas plus loin que ses désirs immédiats de consommateur. Mais est-ce en suivant cette voie qu’il s’accomplira, qu’il trouvera le bonheur, et toute la société avec lui ?
Le poids de la solitude devrait être intégré dans nos calculs en tant qu’indice de mesure de l’état de notre pays. On découvrirait de la sorte qu’elle n’en sape pas moins les fondements que la plaie du chômage – auquel elle est souvent liée. On sait que les divorces précipitent souvent la perte d’emploi.
La solitude, bientôt grande cause nationale ?
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