Un vandalisme au rictus souriant
Notre société ne sait plus quoi inventer pour nous persuader qu’elle est la meilleure qui ait jamais existé sous le soleil.
Dernière trouvaille en date de sa part : brocarder tout ce qui est haut, élevé, sacré, vénérable et vénéré, et cela dans le but de légitimer et applaudir son propre aplatissement spirituel et moral.
Le côté obscur de la farce
Mais une société peut-elle tenir sans verticalité, sans sacré ? C’est peu probable. Tel est pourtant le pari des professionnels de la Dérision. Celle-ci n’est pas le bon rire gaulois, rabelaisien. Elle s’apparente plutôt à un dissolvant idéologique qui détruit tout ce que les hommes ont toujours honoré, ont toujours estimé digne de respect ou d’adoration. La Dérision est un vandalisme d’une nouvelle forme, beaucoup plus efficace qu’une destruction physique des biens et des personnes. Point besoin ici de brûler le Temple, ou d’y loger l’idole sacrilège. La moquerie se charge de détruire les fondements de la croyance bien plus efficacement que la persécution physique des personnes, ou la démolition des monuments de culte.
Mais ce n’est pas assez pour elle que de nier l’existence d’une entité transcendante. La Dérision s’attache encore à faire passer les sectateurs et les adorateurs de la divinité pour des arriérés mentaux. Selon elle, tout mouvement religieux représente au mieux un atavisme irréfléchi sans conséquence, un réflexe conditionné d’un autre âge, au pire les prémisses d’un fanatisme virtuellement meurtrier, quand elle ne le réduit pas à une tentative de fuite du monde.
Chantage à la liberté
Afin de mieux tourner en ridicule ce que son ressentiment lui intime de salir, la Dérision possède une arme redoutable avec le sacro-saint principe de la liberté d’expression. Si vous émettez une objection à l’étalage de ses vomissures, le verdict ne tarde pas à tomber : vous êtes un fieffé censeur, un inquisiteur, un pisse-froid. De cette façon le règne de la Dérision se conforte-t-il en exacerbant le plus possible la tension entre liberté et vérité. Ayant fait définitivement l’impasse sur cette dernière, et le deuil de toute vénération du Bien et du Beau, il ne reste plus à la Dérision qu’à se lancer à corps perdu dans l’aventure nihiliste de la liberté de tout dire, de tout montrer, sans respecter rien ni personne. Cette liberté illimitée, découplée de toute vérité sacrée, ou sainte, permet aux moqueurs de tout montrer, de tout dire sans pudeur ni retenue. Transparence absolue qui réduit l’être humain à de la viande, le corps, à ses fonctions organiques. Dès lors cet anti-humanisme n’a-t-il aucun mal à justifier son entreprise de démolition en nous persuadant que nous sommes peu de chose. Après nous avoir bien consciencieusement déshabillés, il lui est facile de nous persuader que nous sommes nus, et constitués uniquement de viscères !
On recherche des victimes consentantes
Et gare à vous si vous ne riez pas au spectacle de votre propre profanation ! C’est que vous êtes un catho coincé, une Marie-Chantal des beaux quartiers à jupe à carreaux et bandeau sur la tête, ou encore un refoulé sexuel, un psychorigide. La Dérision n’a pas sa pareille pour mettre les rieurs et ricaneurs de son côté : là réside sa tactique gagnante. Pour elle, il s’agit toujours de s’acharner sur une victime que l’on désignera au prurit de raillerie du public. La Dérision est structurée comme un lynchage.
Syndrome de Stockholm
Circonstance aggravante : bien souvent, le souffre-douleur est atteint du syndrome de Stockholm. Il devient une victime consentante de son propre supplice. Afin de ne pas croupir seul, il n’hésite pas à rejoindre le groupe qui le moque, en approuvant sa propre déchéance, reniant ses dieux et ses convictions, s’auto-flagellant dans le but d’obtenir un regard approbateur de la part de ses bourreaux. C’est ainsi que la Dérision ne détruit pas seulement les fondements des plus honorables croyances, elle s’emploie également à impliquer le plus de monde possible dans cette descente aux enfers, à commencer par sa victime, à laquelle elle intime l’ordre subliminal de renier sa dignité. Mis à terre, le condamné doit encore applaudir au spectacle de son humiliation. Comme s’il confirmait par là que ses bourreaux ont eu raison de le traiter en tripette.
Ici aussi, le mimétisme est la règle. Le rire obligatoire exerce un formidable chantage à l’intégration : si vous ne riez pas, le groupe n’hésitera pas à vous exclure. Mais point n’est besoin de cette pression. Le mimétisme se charge de convaincre les derniers récalcitrants. Le rire étant une des dernières idoles sur le marché, l’instinct suiveur pousse ceux que la politique de la terre brûlée religieuse a laissés sans objet d’adoration, à venir lui rendre hommage, à entretenir son culte.
Du coup, le rire profite de l’instinct idolâtrique, tout en se moquant de la religion ! Mais là n’est pas le seul paradoxe de l’affaire. Dans le même temps, la Dérision essaye de se faire passer pour le dernier bastion de la contestation de l’ordre établi, alors qu’elle fait partie intégrante du système ! Les médias s’arrachent les comiques. Leurs shows font salle comble. Le ricaneur possède ses entrées sur tous les plateaux télé. Il est le roi d’une époque qui ne croit plus à rien, qui a perdu ses repères, qui hausse les épaule à la seule évocation du mot « vérité ». Le roi des estrades se fait passer pour anticonformiste ! Posture rentable, qui lui permet d’attraper les gogos dans ses rets, et d’élargir ainsi ses parts de marché.
Retour de flamme
Le plus grave dans l’affaire réside dans le basculement de la dérision en son contraire. En effet sur le terreau de la moquerie, où toutes les valeurs sont démonétisées, livrées aux bas instincts, au dédain saupoudré de commisération, à l’ironie décapante, au scepticisme décadent, se développe le phénomène tout à fait opposé de l’intégrisme religieux. Ce dernier n’a garde de rire de tout, et surtout pas de ses propres prescriptions. Le fondamentalisme est-il une réaction à l’omniprésence de la Dérision dans notre modernité tardive ? Ce n’est pas impossible. L’homme ne peut vivre sans adorer plus grand que lui. S’il constate que la transcendance qu’il vénère suscite le sarcasme, il se sentira rejeté. Dès lors les recruteurs sectaires n’auront-ils aucune peine à le récupérer, à en faire un vaillant petit soldat de leur cause mortifère. C’est ainsi que la Dérision arrive souvent à faire le lit de l’intégrisme.
Eriger la Dérision en nouvelle idole n’est pas une opération neutre. Le contre-coup peut s’avérer fatal. Sous son règne sans partage, tous les efforts pour rétablir l’autorité (des magistrats, des policiers, des professeurs, des élus en général) restent sans effet. Plus grave : il existe de fortes chances pour que des « autorités » auto-proclamées se substituent à celles qui subissent le feu roulant de l’ ironie désacralisante de la Dérision. Et comme on peut s’en douter, ces autorités de substitution, une fois arrivées au pouvoir, laisseront peu de place au rire de second degré…
C’est un mauvais calcul que de compter sur l’extension du domaine du Rire pour préserver nos libertés. Certes, se moquer de soi, comme des travers des autres, n’est pas interdit, et peut même s’avérer sain et profitable – à condition de le faire avec charité et esprit. Toutefois, passer toute croyance, toute tradition, et l’être humain en général, au crible du scepticisme généralisé, revient à ravaler l’homme au rang d’un animal dérisoire, superflu.
Des nuits du 4 août comme s’il en pleuvait
Comme je le soulignais plus haut, la pression exercée par les professionnels de la Dérision sur l’opinion tend à faire de plus en plus de victimes consentantes. Par exemple un homme politique se tiendra pour honoré d’être invité dans une émission de télévision, même si cela doit s’opérer au dépend de sa dignité. Il ne lui restera plus qu’à sourire, tandis que son procureur, expert en persiflage et en sarcasmes, le lardera de coups, en faisant ricaner la galerie sur son dos.
S’il se cabre, dans un dernier réflexe dicté par son honneur, notre comique portera l’estocade en faisant de l’invité de l’émission des dupes, un représentant de l’Ancien Monde, tout engoncé dans ses codes surannés, sa hiérarchie de valeurs périmée et risible. Le baroud d’honneur de notre homme politique imprudent sera l’occasion pour lui d’essuyer les flèches empoisonnées de ses immolateurs consciencieux, qui n’attendaient que ce sursaut pour lui porter le coup de grâce. Coup que ses bourreaux lui assèneront avec d’autant plus de zèle qu’ils espèreront de la sorte le punir de ne pas avoir encore intégré que dans le rapport de force entre dérision et dignité, la balance penche désormais largement en faveur de la première.
Le cave se rebiffe parfois
A l’ère de la Dérision, tout se résout dans le rire. Coupable d’avoir conservé un iota de dignité, notre homme public, qui a inconsidérément accepté l’invitation du comique, et qui commence à s’en repentir, entre alors dans le jeu de rôle que celui-ci rêvait de lui voir jouer : celui du représentant de l’Ancien Régime, quand il n’était pas loisible de rire de tout. Alors la Dérision se déchaîne sur le cave qui se rebiffe : coupable de contester au nouveau dieu les pleins pouvoirs que l’Opinion lui décerne, notre homme est cloué au pilori, accusé de complicité avec l’Ancien monde, suspect de pensées « nauséabondes », de vouloir revenir en arrière.
Il faut du courage pour résister au rouleau compresseur de la Dérision, à la terreur qu’elle exerce sur les esprits. Sortir du troupeau ricanant peut vous valoir un ostracisme prolongé. Mais la récompense de la liberté retrouvée vaut bien le sacrifice du confort mental et moral de rire avec les ricaneurs. Comme dit le psaume : « Heureux est l’homme qui ne siège pas avec ceux qui ricanent ».
Il ne s’agit pas de se priver de rire ni de plaisanter, mais simplement de respecter sa propre humanité, et celle des autres.
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