Tourisme, culture et selfie.
On connaît le proverbe chinois : « Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ».
Si je commence cet article par cet adage, c’est pour interroger nos pratiques « touristiques ». Par exemple, la visite du Prado à Madrid, est-elle le moyen de contempler les oeuvres de Vélasquez, ou bien un prétexte de nous prendre en photo devant Les Ménines avec l’incontournable canne à selfie ? Dans ce dernier cas, nous n’aurions rien à envier au faible d’esprit du proverbe chinois. La fameuse canne obstruerait alors le champ visuel, en nous interdisant d’admirer le chef-d’oeuvre, de la même façon que le doigt du savant accapare l’attention du benêt qui devait être réservée à la lune.
Une activité en consonance avec l’air du temps
Ainsi le tourisme nous condamne-t-il à jeter un regard superficiel sur les cultures des pays qu’il nous permet de visiter ? Comme on peut s’en douter, ses promoteurs ne le vendent pas de cette façon. Selon eux l’activité touristique s’accorde bien à notre époque qui a fait de l’ « ouverture à l’Autre » le nec plus ultra de la morale. Il s’agit d’être « ouvert », « curieux des autres », « décentré » : autant d’injonctions qui vous vaudront, si vous les suivez, d’être classé dans le bon camp.
Quant aux réfractaires à ces mots d’ordre, ils sont logiquement fichés comme conservateurs et réactionnaires, eux qui ne veulent pas bouger, sortir de chez eux, s’ouvrir au monde, applaudir au métissage, arc-boutés qu’ils restent sur leurs identités, leurs terroirs, leurs traditions dépassées. Voilà grosso modo comment l’hypermodernité différencie l’humanité en deux camps : d’un côté il y a les « ouverts », de l’autre, les « fermés ».
Découvrir le génie d’un peuple en trois jours ?
Le tourisme « branché » a tout de suite compris comment tirer son épingle du jeu d’un tel manichéisme. Il n’a eu aucun mal à nous persuader que les services qu’il proposait allait dans le sens de l’Histoire. Quel sens ? Celui de la fraternisation des peuples, et plus généralement celui du métissage. Les sceptiques ont répondu que c’était aller un peu vite en besogne.
Est-il sûr en effet que le touriste en bermuda, qui court d’un monument historique à un autre, entre en empathie avec les autochtones dont il visite le pays au pas de charge ? Et si tel est son désir, a-t-il le temps suffisant pour cela ? L’identité culturelle qu’on lui vend est souvent plus proche du folklore de carte postale que du génie d’un peuple.
N’est-il pas contradictoire par ailleurs de dénigrer l’identité nationale en Europe, et de s’extasier devant elle dans les contrées lointaines que l’on visite ?
En France, la tradition serait « rance » et moisie », tandis qu’elle serait « authentique » chez les tribus d’Afrique, d’Asie ou d’Amazonie.
Le tourisme n’a cure de ces contradictions. Pareil à ce livre, ou plutôt cette méthode, dont rêvait Woody Allen, qui nous permettrait de lire « Guerre et Paix » en cinq minutes, le tourisme nous fait miroiter de pouvoir découvrir la culture d’un peuple en trois jours.
Un être en lévitation permanente
Si le tourisme entre si fort en symbiose avec notre hypermodernité, s’il en constitue en quelque sorte l’ activité emblématique, cela tient à ce qu’il s’adresse à un homme hors-sol, sans histoire antécédente, sans épaisseur historique.
Dans son pays d’origine, le citoyen de la postmodernité n’a plus qu’une faible conscience de la culture dont il provient. Bardé de droits de toutes sortes, il est devenu une monade abstraite, réclamant son dû par intermittence à un Etat érigé en prestataire de services.
Mué en touriste, notre « citoyen du monde » n’a aucune raison d’abandonner ses réflexes de créancier, ainsi que son statut d’individu en lévitation permanente par rapport à toute pesanteur charnelle, inscrite dans le temps. Si bien que les pays qu’il visitera, les monuments qu’il admirera, les coutumes qu’ils découvrira, auront à ses yeux peu de consistance historique.
Privés de la connaissance de leur contexte spatio-temporel, les chefs-d’oeuvre seront de simples objets à consommer à grande vitesse, et souvent l’occasion de prendre des selfies que notre aventurier n’aura rien de plus pressé que de partager sur son réseau social, sans attendre pour cela d’être rentré à l’hôtel. Tourisme « cool » qui méprise avec bonne conscience la culture indigène, en se posant comme une avancée dans l’avènement d’une démocratisation de l’ « aventure ».
En ravalant les réalisations les plus hautes des peuples au rang d’objets à consommer, un tel tourisme ne procède-t-il pas à une certaine profanation ? On peut répondre par l’affirmative lorsqu’une merveille, qui a été conçue pour la prière ou la méditation, est rapidement auscultée par un regard pressé, ignorant tout des codes artistiques et religieux qui ont présidé à son élaboration.
Curiosité ou profanation ?
Ignorer les références iconographiques d’un tableau n’est pas un crime. On peut être saisi par une peinture religieuse, tout en ignorant que le personnage qui désigne le Christ de son index, flanqué d’un agneau à ses côtés, est Jean-Baptiste. Mais pour cela, encore faut-il accorder à l’oeuvre un minimum de temps et de respect.
Il n’est pas question de remettre en question le tourisme de masse, qui permet au plus grand nombre de visiter les chefs-d’oeuvre du monde entier. En revanche, on peut déplorer que cette activité, loin d’être une « ouverture » au génie des autres peuples, soit plutôt devenue une entreprise très lucrative, qui n’hésite pas à mettre sur le même plan la visite d’une cathédrale et un après-midi de divertissement dans un Aqualand.
Le lieu saint est alors littéralement « profané », c’est-à-dire qu’il retombe dans le domaine profane, étant mis sur le même pied que le parc d’amusement.
En fin de compte, ce n’est pas sa canne à selfie que le touriste hors-sol devrait abandonner en priorité en visitant le musée du Prado, mais une mentalité de consommateur qui s’accorde mal avec le respect qu’il prétend témoigner à l’ « Autre ».
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