A la fin reste la morale
Nos sociétés soi-disant « avancées » offrent un spectacle peu propice à entretenir l’espoir. Les idéologies se sont effondrées les unes à la suite des autres. Rares sont ceux qui croient encore aux grands récits d’émancipation. La vie politique est discréditée par de multiples scandales, ainsi que par des promesses non tenues, sinon trahies. La puissance des médias, jointe à l’omniprésence du numérique, offre une formidable caisse de résonance aux « affaires ».
Dans ce paysage désolé, que reste-t-il aux commentateurs, qui suivent ces évolutions, à se mettre sous la dent ? Sur quoi faire fond lorsque personne ne prête plus créance à rien ? Tout simplement sur la morale ! Pour paraphraser une boutade sur la culture, la morale, c’est ce qui reste quand on a tout oublié de la politique, quand on a renoncé à bâtir quelque chose de durable avec celle-ci.
La morale nous dispense à bon compte de réfléchir sur l’avenir de notre monde, sur les moyens à mettre en oeuvre afin de promouvoir le bien commun de la cité. Avec elle, tout redevient tellement plus simple ! D’un côté, les méchants et les corrompus, de l’autre, les purs et les intègres. C’est tellement plus facile de raisonner en noir et blanc !
La morale revient de loin
Situation d’autant plus paradoxale que la morale revient de loin. Notre hypermodernité s’est soudain aperçue qu’aucune société ne pouvait se passer d’elle et de ses règles. Cela n’a pas été sans mal, surtout parmi ses élites. Longtemps ces dernières ont été incapables d’entendre ce mot de « morale » sans dégainer leurs revolvers contre un prétendu retour de l’ « ordre moral », honni et vilipendé. A trop parler de morale, en rappelant par exemple sa nécessité, vous n’étiez pas loin de passer pour un intégriste (catho de préférence), quand ce n’était pas pour un nostalgique de Vichy !
Depuis la réalité, en se rappelant au bon souvenir de nos parangons de tolérance, les a convaincus qu’il serait souhaitable qu’elle fût sinon rétablie en intégralité, du moins enseignée de nouveau à l’école. Afin de couper le cordon ombilical avec un catholicisme qui reste suspect aux consciences progressistes, on parla de « morale laïque ». Ce n’est pas là un oxymore. Jules Ferry lui-même concédait que la morale des curés et celle prêchée par les hussards noirs de la République était approximativement la même.
Eh oui ! nos élites hypermodernes, branchées et mondialisées, ont enfin reconnu que nous n’étions pas des anges ! Et surtout pas nos gamins. Qu’il devenait urgent de canaliser leurs pulsions anarchiques, qui dégénéraient souvent en violence. Et quel moyen mieux approprié pour y parvenir que cette vieille bonne morale ?
Du mépris des traditions à l’ego-roi
La génération soixante-huitarde, la génération « il est interdit d’interdire », est souvent accusée d’avoir fait le lit du déchaînement des incivilités. Il est certain que l’égoïsme a pris prétexte de la promotion de l’individualisme pour asseoir son règne. La révolution des moeurs n’avait peut-être ni voulu ni prévu l’avènement de l’ego-roi. Sourds à l’expérience bimillénaire de l’Eglise au sujet de l’homme, les contempteurs de la morale ont cru que tous les désirs étaient innocents, que la malignité de certains penchants était une invention du pouvoir patriarcal afin de maintenir les minorités créatrices (enfants, femmes, colonisés, minorités sexuelles) sous sa tutelle vigilante.
Jusqu’au jour où nos révolutionnaires sont devenus parents, ou patrons du CAC 40, ou bien encore responsables politiques, et ont pris conscience que le mal persistait, que la violence, loin de s’éloigner avec l’assouvissement des désirs, trouvait au contraire un nouveau carburant dans le laxisme moral, dans les pulsions auxquelles la permissivité laissait la bride sur le cou.
Un retour en grâce ambigu
L’école, et plus généralement l’éducation, ne sont pas les seuls terrains où l’hypermodernité retrouve le chemin de la morale. Elle se rend compte également que celle-ci est bien commode dans les combats politiques et idéologiques. La morale constitue en effet une arme redoutable pour discréditer ses adversaires, les vouer aux gémonies, et faire place nette pour ses propres ambitions.
Ce qui gêne dans cette morale postmoderne, ce n’est pas seulement ce mélange d’opportunisme et de bonne conscience dont elle est constituée. Le plus navrant est d’y constater l’absence d’un quelconque appel à l’effort sur soi, de la moindre allusion au combat spirituel. Comme s’il suffisait de se vouloir « moral » pour le devenir aussitôt !
Il serait bon de rappeler à nos bons apôtres qu’ici aussi les pétitions de principe ne remplaceront jamais le travail sur soi, et qu’il n’est pire illusion que celle qui se paye de mots. Désirer le bien ne suffit. Que nos professeurs de vertu s’avisent enfin à lire Saint Paul et Saint Augustin. Ne pas faire le bien que l’on veut, et faire le mal que l’on ne veut pas, n’est-ce pas le propre de l’homme de tous les temps ? Pourquoi notre époque y dérogeait-elle ?
Une arme redoutable de combat idéologique
Les thuriféraires des « valeurs républicaines », qu’ils confondent avec les bons sentiments, ce qui leur permet de maquiller les réalités désagréables avec des euphémismes, connaissent eux aussi l’art de « jouer de la morale ». Surtout lorsque leurs intérêts sont en jeu. Afin de se débarrasser des critiques de leurs contempteurs, ils n’hésitent pas en effet à leur asséner des cours de morale au sujet de ce qu’il faut dire et de ce qu’il ne faut pas dire afin de ne pas stigmatiser l’ « Autre », celui qui est différent de nous. Nos parangons de bien-pensance n’ont ainsi aucun scrupule à prendre en otage les minorités dans le but de s’en servir de boucliers humains contre leurs contradicteurs.
Ou bien il s’agira d’épier les moindres faits et gestes de l’homme public que l’on garde dans son collimateur, à la recherche de LA faute. Sitôt trouvée, celle-ci est aussitôt versée à son dossier à charge. Dès lors, tout s’emballe : des justiciers anonymes se chargent de livrer le contrevenant en pâture aux procureurs médiatiques spécialisés. C’est ainsi que la politique devient le théâtre d’un immense Procès où s’affrontent justiciers drapés dans leur dignité et ennemis du peuple démasqués. La réflexion est supplantée par les mises au pilori dignes duPère Duchesne, le périodique révolutionnaire grossier de Hébert. Sinistre régression de la pensée!
Un moralisme inquiétant
Les idéologues de l’hypermodernité font d’autant moins l’impasse sur la morale qu’ils tentent de s’approprier les idées judéo-chrétiennes (que la modernité avait déjà rendu folles, selon Chesterton), en les formatant selon leur logiciel « laïc ». Dans quel but ? Tout simplement afin de les retourner contre leurs adversaires idéologiques. C’est ainsi que cette morale au rabais, qui prend fait et cause pour toutes les victimes, pour toutes les minorités, sert de cache-misère à notre époque en quête d’utopie. Notre hypermodernité assure, sans rire, avoir le monopole de la défense de l’Autre. Moralisatrice, certes ! mais bien prétentieuse tout de même !
Cependant le plus navrant n’est pas tant le dévoiement de la morale par ceux qui escomptent, grâce à elle, clouer au pilori médiatique leurs adversaires politiques. Le plus inquiétant dans cette entreprise est qu’elle réduit la vie politique à une chasse permanente aux boucs-émissaires.
La politique consiste plutôt en la recherche du bien commun, non en une pulsion justicière de tous les instants, une traque compulsive des malfaisants, voire, projet encore plus insensé, une quête effrénée d’une pureté morale imaginaire. La France n’a rien à gagner à cet intégrisme moralisateur. De même, la justice ne progressera pas d’un iota avec la bile justicière des procureurs auto-proclamés qui prétendent vouloir « épurer » notre vie publique.
– – –
© Dessin original du dessinateur de presse Deligne paru dans le journal satirique Urtikan (forcément)
Découvrez également les autres dessins de l’artiste sur son site web
Discussion à propos de ce post