Notre monde fatigué voudrait ne pas mourir. Cependant, sachant sa fin inéluctable, il n’a pas trouvé de meilleure solution pour continuer à jouir quelques instants encore de la réalité présente que d’ignorer les menaces qui annoncent sa fin prochaine.
Politique : l’oubli fait partie de la vie
L’oubli fait partie des conditions de possibilité de la vie. Pour se projeter dans l’existence, entreprendre un projet ou tout simplement continuer à vaquer à ses occupations quotidiennes, l’homme doit effacer de son esprit une grande quantité de souvenirs, de savoirs, d’impressions afin d’être en mesure de se consacrer totalement à l’instant présent et qu’ainsi sa tête ne soit pas encombrée de représentations inopportunes.
Or, ce qui est valable pour l’action et la poursuite d’objectifs plus ou moins lointains, l’est également pour la stabilité psychologique, voire la santé mentale, de l’individu. Chacun a éprouvé dans son existence la nécessité de phagocyter telle impression désagréable, tel contentieux, tel sentiment inamical envers un proche, afin de préserver son humeur et le simple plaisir de vivre.
Mais ce ne sont pas seulement les sentiments négatifs ou les inimitiés personnelles que nous devons « néantiser » pour continuer à vivre de la façon la moins désagréable possible, ce sont aussi toutes les connaissances déprimantes sur l’état du monde extérieur que notre esprit s’ingénie à nous cacher pour notre confort psychique.
« Combien de choses faut-il ignorer pour agir ! » (Paul Valéry)
C’est ainsi que l’oubli, loin d’être un handicap, représente la plupart du temps une condition indispensable à la perpétuation de la vie. Car l’oubli fait plus qu’alléger notre esprit des accumulations inutiles, non essentielles, de connaissances et de souvenirs, sa contribution la plus importante à la préservation de notre être consiste à bannir de notre conscience tout ce qui est désagréable, négatif, préoccupant, déstabilisant.
Pour une large part, le système d’orientation de l’homme dans les méandres de l’existence est tributaire de la tactique de l’autruche : enfouir sa tête dans le sable afin d’ignorer les réalités négatives. Toutefois, dans cet art délicat de l’oblitération, notre esprit doit garder suffisamment de lucidité pour nous rappeler en temps voulu les réalités désagréables à affronter et à régler, et surtout pour les différencier de celles dont la prise en considération peut être remise à plus tard ou reportée sine die.
De la sorte, notre conscience est allégée de pans entiers de représentations de la réalité. Cela peut concerner la mort, la maladie, les problèmes de couple, d’enfant, de travail, d’argent. L’homme s’accommoderait mal de l’omnipotence d’un principe de réalité qui gâcherait les prétentions de notre principe de plaisir à vouloir régenter une partie conséquente de sa vie. Ne rien oublier, avoir constamment à l’esprit les aspérités, les tracas, les échéances douloureuses à affronter à intervalles réguliers : rien de tel pour nous couper l’envie de vivre et au final abréger notre séjour sur la terre !
Or, cette nécessité de l’oubli est souvent transposée dans un domaine où, loin de faciliter l’épanouissement des virtualités humaines, elle constitue plutôt un danger : la politique. Car la tactique de l’autruche a fait depuis longtemps son nid dans la vie politique. Et cela pour trois raisons.
Impopularité des porteurs de mauvaises nouvelles
D’abord, les politiciens savent instinctivement que les porteurs de mauvaises nouvelles sont rarement populaires. Il existe tant de réalités désagréables à cacher sous le tapis ! Le peuple se montre rarement reconnaissant envers les responsables publics qui lui ouvrent les yeux sur les dangers qui guettent la collectivité. Daladier fut accueilli triomphalement à l’aéroport du Bourget après la signature des accords de Munich en 1938. La tentation est grande de dissimuler les données désagréables à entendre.
La peinture de l’idéal rapporte davantage que celle de la réalité
De plus, le responsable public est souvent davantage porté à mettre l’accent sur ce qui doit être que sur ce qui est. L’homme d’action préfèrera toujours vanter l’avenir, les projets, l’horizon mirifique plutôt que de dresser un état des lieux de la situation présente. En se focalisant sur l’objet de sa volonté, le responsable public, ou celui qui prétend le devenir, jette indirectement un voile sur la misère et les dangers dont elle est grosse.
Ces silences sont d’ailleurs doublement avantageux : non seulement ils anesthésient l’inquiétude mais de plus ils permettent de faire l’impasse sur la faisabilité des projets portés par le politicien. Il est toujours plus simple de promettre monts et merveilles lorsqu’on ne prend pas en compte la situation présente, en s’évitant de la sorte d’interroger les chances de réaliser ses promesses !
Aveuglement idéologique
Enfin, ce réflexe de l’autruche est le plus souvent dicté par l’aveuglement idéologique. Dans ce cas, notre aveugle volontaire n’arrive pas intégrer dans son logiciel mental la réalité désagréable parce qu’elle contredit ses présupposés théoriques. Par exemple, un fanatique d’extrême gauche sera dans l’incapacité de discerner le danger islamiste en raison de son préjugé selon lequel l’islam étant la religion des pauvres, l’islamisme politique (à ne pas confondre avec l’islam) est légitime dans sa haine du monde occidental – haine que l’extrémiste partage avec lui.
Aussi, dans la vision du monde du fanatique d’extrême gauche, la menace islamiste ne peut-elle exister. La mettre en avant équivaut pour lui à faire preuve d’islamophobie. Ici, la politique de l’autruche est dictée par un agenda politique et une connivence implicite entre extrémistes.
« Encore un instant, monsieur le bourreau ! »
A toutes ces raisons, il faudrait encore ajouter le désir inconscient d’obtenir un sursis et de prolonger artificiellement l’état présent que la politique de l’autruche nous permet précisément de goûter pour quelques instants encore, avant la survenue du malheur. C’est le syndrome du « encore un instant, monsieur le bourreau ! » qui furent les dernières paroles de Madame du Barry avant d’être guillotinée.
S’aveugler au sujet de l’instant présent, recouvrir les menaces qui grondent d’un voile épais, c’est tenter désespérément de prolonger le présent et de conjurer les dangers de la pire des façons : en se voilant la face devant eux. Il s’agit là du réflexe d’un monde qui craque dans son nihilisme face à des forces neuves qu’il n’arrive pas à intégrer – un monde qui, sentant sa fin proche, se hâte de s’enivrer de joies immédiates et d’illusions avant que la charpente de l’édifice, et avec elle ses murs porteurs, ne lui tombent sur la tête.
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