Un appel ambigu à la discrétion.
L’homme postmoderne a-t-il cru sérieusement pouvoir « dépasser » la religion ? A-t-il pensé que celle-ci n’était qu’une « étape » dans le processus d’émancipation spirituelle de l’humanité, et non un élément structurant de l’esprit humain ? Se comprend-il comme a-religieux ?
Quelle que soit la réponse à ces questions, une chose est sûre : les croyances ont été priées de se calfeutrer dans la « sphère privée ». Au prétexte de ne pas raviver les tensions communautaires, le magistère moral de notre temps a décidé que la « religion » devait se faire discrète. Telle a été, on s’en souvient, une des premières sorties de Jean-Pierre Chevènement après qu’il ait été nommé à la tête de la Fondation pour l’islam. A la place des anciennes manifestations populaires de foi comme on en connut jadis, l’espace public est maintenant saturé des odes et des appels à la sacro-sainte laïcité, unique et dernière déesse à avoir encore pignon sur rue.
Des sectes à l’affût
Cependant, cette neutralité, loin de détourner nos contemporains du sacré, n’a fait que reculer l’échéance de la prise en considération du phénomène sectaire qui explose sous nos yeux. Certes, la laïcité n’est pas censée étancher leur soif de sacré, de verticalité. Mais à forcer de la brandir comme un étendard, on a cru que les incantations qu’on lui lançait suffiraient pour nous prémunir des dérives dans le domaine religieux. Comme si les mots, non seulement servaient à effacer la réalité, mais étaient encore capables, par leur vertu performative (vertu qui consiste pour le langage à réaliser ce qu’il signifie) de conjurer les périls !
Qu’est-il alors survenu, après cet aveuglement volontaire ? Le désir de sacré l’a-t-il mis en sourdine ? Les croyants ont-ils répondu favorablement à cet appel à la discrétion, en s’excusant presque de leur velléité de foi ? Ou bien ont-ils choisi une autre voie pour étancher leur soif ? Il semble que c’est cette seconde solution qui ait été choisie. Comment ? Les croyants sont tout simplement allés voir ailleurs. Les religions institutionnelles ayant disparu des écrans-radar du citoyen dénué de réseaux de connaissances dans ce milieu particulier, grande est maintenant la tentation pour ce croyant orphelin de rejoindre les groupes sectaires qui viennent le démarcher à domicile.
Ces derniers jouent sur du velours en cette période de sécularisation intégrale. Ils n’ont aucune peine en effet à recruter sur la Toile, ou par d’autres moyens, à l’abri des regards. Profitant du désarroi du « dé-croyant » postmoderne, la Secte étend ses antennes, scrute les attentes, flaire les signes de déréliction de la population, piste ses victimes potentielles, et au final ferre ses proies.
Déni du religieux et avancée souterraine du phénomène sectaire.
Qu’est-ce qui facilite sa tâche ? Principalement le déni de la dimension religieuse de l’homme. En limitant la sphère d’activité de l’individu-consommateur au seul plan de l’horizontalité, l’hypermodernité ne se rend pas compte qu’elle ampute l’homme d’une partie substantielle de sa constitution ontologique, c’est-à-dire de ce qui touche son être le plus profond. Dans ce contexte, la Secte n’a plus qu’à se baisser pour ramasser les morceaux de l’individu amputé, que l’idéologie postmoderne a privé de verticalité, de telle sorte à étendre ses ramifications.
Cette « pêche » aux adeptes est également facilitée par l’éclatement de la société. En s’adressant à des individus qui ne sont plus reliés à aucune tradition religieuse, les groupes sectaires sont assurés de rencontrer un minimum d’objections susceptibles de perturber leur argumentaire. Le pluralisme d’opinion ne les effraie pas davantage, pour la raison que le phénomène sectaire est très divers lui-même, tant au point de vue du contenu des croyances, qu’au niveau des organisations. Les sectes savent pratiquer le mot d’ordre à mode de nos sociétés en mouvement : l’adaptation. Leur plasticité, la souplesse de leur mouvement d’approche, n’ont d’égale que la dangerosité de leur corpus doctrinal.
Autre point de convergence entre elles et notre modernité tardive : à l’image de notre société éclatée, les sectes sont disséminées dans tout le corps social. Phénomène d’autant plus méconnu qu’elles agissent la plupart du temps dans l’ombre, fuyant la visibilité, ou bien sévissent derrière les paravents les plus respectables, derrière les « raisons sociales » les plus indubitables. La Secte n’a pas son pareil en effet pour détourner le sens des mots, et pour glisser sous les vocables les plus respectables, les réalités les plus inquiétantes.
Prendre au sérieux le désir religieux.
L’homme postmoderne est d’autant plus vulnérable devant cette tentation que, ne pouvant pas mettre de mots sur son désir de transcendance, ne pouvant pas symboliser son désir religieux – la sécularisation l’ayant fait rompre avec les religions établies -, il peut très bien faire partie d’une secte sans en avoir conscience. De même qu’il est un être religieux qui s’ignore, de même peut-il adhérer à un mouvement sectaire sans en avoir conscience. C’est bien connu : le propre d’une secte est de nier qu’elle en soit une. Un déni à rapprocher de celui de la constitution religieuse de l’homme par notre postmodernité aveugle.
Au fond, si la France est mal équipée pour lutter contre le phénomène sectaire, cela tient en partie au mépris inconscient avec lequel une certaine élite traite le désir religieux. Toute une tradition est derrière cette désinvolture. Tout n’est pas à jeter dans cette suspicion propre au pays de Voltaire.
Cependant il va falloir abandonner les regards condescendants que nous jetons sur une dimension centrale de l’homme. Les croyants ne sont pas des attardés de la rationalité. De même, les religions traditionnelles sont porteuses de cultures où la raison tient une grande place, et restent d’autant plus crédibles qu’elles ont traversé les siècles. Leur âge vénérable devrait les accréditer favorablement auprès de ceux qui cherchent un sens à leur existence.
Oser voir une réalité qui fâche
Il ne s’agit pas de confessionnaliser l’espace public, ni d’accéder à toutes les demandes des lobbys « religieux ». Dans ce domaine, la vertu de prudence s’impose plus que jamais. (Rappelons au passage que la prudence ne consiste pas dans la circonspection, ou dans la retenue, mais dans le discernement des moyens à mettre en oeuvre pour atteindre un but). Il incombe seulement de comprendre que le désir religieux est ancré dans le coeur de l’homme, et qu’il ne sert à rien de se voiler la face devant l’enjeu qu’il représente. Surtout en ce moment historique inédit que nous vivons, où toutes les grandes idéologies se sont effondrées les unes après les autres (Lumières, marxisme, libéralisme, économisme béat, etc).
Dépêchons-nous de remettre nos logiciels de pensée à l’heure, avant qu’il ne soit trop tard, et que les sectes ne gagnent par défaut. Il serait dommage et paradoxal qu’un pays comme la France, qui n’a jamais compté autant de diplômés, héritière d’une des plus brillantes civilisations que l’histoire ait jamais connue, ne sache pas discerner le péril, et encore moins y répondre adéquatement. Nous possédons les moyens pour lutter contre les mouvances sectaires. A nous de les actionner ! Et quand je parle de moyens, je ne fais pas seulement référence aux structures, mais surtout aux hommes et femmes de notre pays, intelligents et de bonne volonté, qui ne demandent qu’à s’investir pour le bien commun.
Prévention
Encore faut-il pour cela poser le bon diagnostic, afin de les envoyer sur le front où leurs talents et leurs compétences donneront leur pleine mesure au service de la cité. Le phénomène sectaire est l’un de ces fronts. A cette fin, des formations interdisciplinaires à la réalité religieuse ne seront pas de trop.
Là aussi, il n’y a pas de raison pour qu’un pays comme la France, qui tient l’intelligence en si grand honneur, échoue dans cette tâche. Reste à convaincre les gardiens sourcilleux du temple de la Laïcité, qui voient parfois d’un oeil soupçonneux toute intrusion de la religion dans la sphère publique.
Cependant, ces formations ne serviraient pas à faire de la concurrence déloyale à la neutralité confessionnelle de la République, ni du prosélytisme, mais nous aideraient à lutter contre un mal de notre temps. Par la prévention, notamment. Comme le dit l’adage populaire, « mieux vaut prévenir que guérir ». Identifier et agir sur les causes vaut toujours mieux, en effet, que recoller les morceaux brisés, surtout lorsqu’il s’agit de morceaux de vies humaines.
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