Si notre hypermodernité affectionne tant les euphémismes, cela tient d’abord à ce qu’elle a de plus en plus de mal à regarder la réalité en face. Ainsi en va-t-il de la mort, que l’on éprouve la plus grande difficulté à regarder droit dans les yeux, ainsi qu’à nommer avec son nom propre.
La peur de regarder la réalité en face
De même que les personnes âgées décèdent maintenant dans les hôpitaux ou les maisons de retraite, loin de leur domicile ou de celui de leur famille, loin surtout de la vue de leurs enfants, de même leur mort n’est jamais nommée comme telle.
Désormais, on ne « meurt » plus, on « s’en va ». Le défunt n’est plus un « mort », mais un « disparu ». Le traitement euphémique appliqué à la mort l’est également aux autres aspects désagréables de l’existence. Par exemple, on ne parlera plus d’euthanasie, mais de « droit de mourir dans la dignité ».
Le langage comme nouvel antalgique
Des précautions oratoires contre-productives
Autre illustration de cette tentation euphémique : pendant longtemps, pour les médias et nos hommes politiques maternants, les assassins religieux de Daech sont restés de simples « fanatiques », ou d’ignobles « barbares ». Il ne fallait surtout pas parler de djihad ou de totalitarisme islamiste. Pour quelle raison ? Pour ne pas faire d’amalgame avec la religion musulmane, ou avec le reste de la population qui pratique pacifiquement celle-ci ? Comme si les gens n’étaient pas assez grands pour comprendre et faire la différence !
Au final, ces précautions oratoires se sont avérées contre-productives. Comme on pouvait s’y attendre, une partie de la population a vite suspecté ses dirigeants de cachotteries. User de trop d’euphémismes, non seulement est un signe patent d’impolitesse : les Français ne seraient pas assez grands pour se rendre compte du sérieux de la situation. Mais surtout ces litotes finissent par entretenir les idéologies complotistes et conspirationnistes. En effet, à force de ne nommer les choses qu’à moitié, certains se persuadent qu’une partie des élites conspirent dans leur dos.
C’est ainsi qu’il est toujours dangereux de ne pas parier sur l’intelligence des citoyens.
Une société qui se rêve en Disneyland apaisé
Notre société désire évacuer toutes les sources potentielles de conflit : différence des sexes, inégalités scolaires et économiques, histoires nationales, disparités culturelles. Intention louable à première vue. Ce qui l’est moins, c’est le moyen qu’elle emploie à cette fin, et qui consiste à gommer dans le langage ce qui serait susceptible de raviver les plaies mal cicatrisées. Mais en agissant de la sorte, ne se leurre-t-elle pas de vaines espérances ?
Comme notre modernité tardive ne veut pas regarder la réalité et le mal en face, tout ce qui est trop anguleux, trop péremptoire, lui fait peur. Voilà pourquoi elle a tardé à prendre au sérieux les menaces des combattants djihadistes. Ces menaces n’entraient pas dans son logiciel de pensée de réconciliation des contraires. En effet, notre époque s’est rêvée comme la fin de l’histoire. Aussi que viennent y faire ces fanatiques d’un autre âge, avec leur cruauté inimaginable et leur rhétorique moyenâgeuse ?
Dans un premier temps, la tentation euphémique a fonctionné à plein avec l’explication socio-économique. Ces jeunes ne désiraient pas notre mort : ils étaient simplement « discriminés ». Il fallait rassurer les populations. Il a bien fallu pourtant se rendre à l’évidence, et prendre ces « jeunes » au mot : les motivations qu’ils invoquaient étaient bien celles qui les poussaient à agir. C’était bien au nom de leur divinité qu’ils désiraient nous occire, et non parce qu’ils avaient été « discriminés ».
Un langage lisse pour une réalité lisse
Notre modernité a peur des grands mots comme « Dieu », « éternité », « mort ». Si vous récitez le Credo catholique, tout en assumant en toute connaissance de cause (circonstance aggravante!) son langage doctrinal précis, vous voilà aussitôt catalogué comme un « dogmatique ». Et dans la bouche d’un postmoderne « sympa », l’appellation, loin d’être pas neutre, est plutôt infamante.
Pareillement, si vous considérez que l’exercice de la citoyenneté n’a que peu à voir avec un lâcher de ballon à l’occasion d’une « fête de la fraternité » conviviale, ou d’une agape républicaine qui n’engage à rien d’autre qu’à réciter pieusement des mantras incantatoires contre le racisme et « toutes les discriminations », vous ne tarderez pas à être ostracisé, et à être montré du doigt comme un mauvais coucheur.
La réalité doit montrer le visage le plus lisse possible. Conséquemment, le langage censé la décrire doit lui aussi se mettre au diapason de ce réel « apaisé ». Ainsi s’explique la tendance très marquée de notre époque à user d’euphémismes afin de cacher l’aspérité de la réalité.
Tout se terminera-t-il en chansons et en « bisous » ?
L’euphorie euphémique nous persuade d’ user d’un langage rond, sans aspérité. Bien sûr, tout cela est contradictoire avec les incivilités « spontanées » qui fleurissent sans discontinuer sur les réseaux sociaux. Mais on vous expliquera que ces gens-là ont des excuses.
L’essentiel est que tout se termine par un concert. De la musique avant toute chose ! Place de la Concorde, si possible, la bien nommée…Concert à l’unanimisme béat qui, par le truchement d’une communion aussi éphémère qu’artificielle, aura l’immense vertu, en plus d’anesthésier les esprits au sujet des fanatismes sectaires qui fleurissent ça et là, de retarder le plus possible la prise de conscience de la mort. Ou bien par un lâcher de ballons qui conjurera à lui seul l’existence du mal…
Peut-être que le temps est plus proche qu’on ne croit, où les formules de politesse respectueuses, et souvent empesées, dont le fonctionnaire moyen use encore pour terminer son adresse à son supérieur hiérarchique, seront remplacées par le cool « bisous ».
En fin de compte, il s’agit d’apaiser, de rassurer, de dorloter, d’assoupir, de materner. De faire prendre les vessies pour des lanternes. Et des lanternes le plus « sympas » possible.
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